lundi 25 février 2013

Vancouver

          Depuis une dizaine de jours, je découvre Vancouver, une ville magnifique, immense, à la démesure de ce continent... Tout y est gigantesque, les rues interminables, les parcs grands comme des villes de chez nous, les arbres, les voitures, les camions… En cette fin février, je suis surpris qu'il ne fasse même pas vraiment froid -il paraît qu'il ne gèle que rarement ici. Il ne fait pas chaud tout de même (peut-être 2 ou 3°C), et il pleut presque continûment.



          Pourquoi m'étendre dans ces pages sur ces expériences devenues banales ? C'est que l'atmosphère de cette cité, de ce pays pose des questions essentielles sur les choix sociaux.
Ici, c'est la paix, le silence, la sécurité, l'hygiène… Les parcs sont verts et propres, les rues sont le plus souvent vides (à cause de l'étendue de la ville, qui dilue d'autant la population), les voitures -souvent des engins de 300 ou 400 CV- roulent au ralenti en silence, personne ne s'énerve ; les chiens (c'est fou ce qu'il y de chiens à Vancouver) sont sages, obéissants, marchent d'un pas égal réglé sur leurs maîtres ; ils n'aboient pas, et passent sans incident à un mètre des lapins de garenne qui fourmillent dans les espaces verts de Kitsilano et qui, pas plus que les hérons ou les canards, ne semblent affectés de la présence des hommes. Bien entendu, ces chiens ne s'oublient jamais, ne lèvent jamais la patte, et si d'aventure un témoignage de leur passage vient à défigurer le paysage, le maître, fébrile et confus, fait disparaître incontinent l'ignoble souillure.

          J'ai beaucoup emprunté le trolleybus, qui évidemment a évincé les bus à carburant, parce que l'écologie est omniprésente. Les véhicules sont nickel, le chauffeur comme un sphinx à son volant accueille paternellement les voyageurs qui presque tous saluent en montant ; personne n'aurait l'idée de carotter, même si les tarifs sont prohibitifs ; les parois intérieures sont couvertes de signes, de mises en garde, d'engins de sécurité… Au plafond, pas moins de quatre caméras; une armoire de sécurité, avec sans doute une pharmacie, des couvertures, etc. ; bien souvent, un défibrillateur ; un extincteur ; des marteaux pour casser les vitres ; des pancartes pour rappeler les règles de la vie en société ; un aménagement poussé pour les handicapés… Quand le bus s'arrête à l'abri suivant, chaque voyageur qui descend lance au chauffeur un "Thank you !". Sur les trottoirs, sur les plages, dans les allées, sur les pelouses, des milliers de joggers roses et ruisselants de pluie, les écouteurs sur les oreilles, semblent capables de traverser le pays. Nulle part, jamais, aucun regard égrillard, aucun geste ou mimique de séduction, a fortiori aucune affiche, aucune image osée… Les filles, souvent jolies et minces, semblent toutes monitrices de sport, respirant la santé et l'énergie, à mille lieues des minettes et des femmes supposées fatales qui chez nous vérifient dans le reflet des vitrines si on les regarde…

          Au centre historique de la ville (qui a seulement un peu plus d'un siècle !), quelques constructions rétro voisinent avec les réminiscences du temps où Granville Island ou Gastown étaient des ruches industrielles et commerciales - c'est-à-dire il y a quelques dizaines d'années ! La pauvreté de certains semble occultée, reléguée dans des quartiers excentriques ; la mosaïque humaine ne pose apparemment aucun problème : extrême-orientaux (peut-être 40% de la population ?), Indiens -d'Inde !-, Grecs, Amérindiens, tous cohabitent en évidente harmonie. Ces gens sont-ils devenus parfaits ? Les Canadiens ont-ils découvert le secret de la société idéale ?
          L'omniprésence des caméras, des officines de sécurité, des verrous et des antivols, des radars et des vitres blindées témoignent que cette paix a été achetée par des concessions sur les libertés, j'allais dire sur notre part "animale". C'est un choix, tout à fait respectable, qu'ont fait les sociétés riches du monde germanique ou anglo-saxon, et que tentent de faire certains pays latins - avec beaucoup moins de succès ! Après tout, vivre en paix, en sécurité, avec un hygiénisme forcené (car on ne fume pas, on ne boit pas, on fait du sport), c'est une aspiration qui en vaut une autre. Peut-être l'accroissement de la population mondiale imposera-t-il à terme ces normes de vie.
          Mais cela me fait peur…
          Non seulement parce que je ne crois pas qu'on puisse se passer de transgressions ; j'imagine, sans doute à tort, que ces citoyens-modèles doivent parfois rêver de jeter un papier sur le trottoir, de lancer une plaisanterie un peu grasse à une fille un peu provocante, de manger un plat bien malsain, de donner un grand coup d'accélérateur dans leur Mercedes 550…
          Mais il me semble qu'une société aseptisée est comme un fromage pasteurisé : la vie l'a fuie, elle est stérile. Sans avoir l'outrecuidance de porter des jugements définitifs au bout de quelques jours, j'avoue néanmoins que j'ai eu à Vancouver une sensation incroyable de vide. Les merveilleuses promenades sur Georgia street ou le long de Jericho sont de pures sensations, elles ne parlent pas… Quand je traverse la Contrescarpe, quand je longe le Tibre, quand je traverse Plaka, quand je flâne sur Jemaa-El-Fna, j'ai l'impression d'ouvrir un énorme livre d'histoire, j'entends parler des millions d'hommes, je sens grouiller une vie parfois convulsive… Je crois manger un de ces vieux fromages de Salers, à la croûte ravagée par d'innombrables bestioles…
          Révélateur : il n'y a pas de cuisine canadienne. Les plus médisants insinueront que les Anglais ont été bien inspirés de ne pas laisser là de traces de leur passage. Je ne connais pas l'est, le Québec par exemple, et j'aimerais comparer. Ici, il y a pourtant beaucoup de restaurants, et ceux que j'ai essayés sont agréables. Mais la moitié sont des restaurants à sushis, le reste est grec, italien, chinois, français…
          Les lieux de la culture sont également clairsemés ; et la culture, ce n'est pas seulement les musées et les expositions, qui au fond ne sont que de la conserve, c'est la religion et les lieux de culte, les cafés, les petits restaurants bruyants, les gens qui jouent du violon sur les trottoirs, les couples qui se bécotent sur les bancs publics, les pochards qui interpellent le passant en récitant des vers, les chalands qui marchandent pour le plaisir, les voisins qui se chamaillent en parlant politique…
Sans doute suis-je incurablement latin, mais franchement, ça me manque. Mais les métros crasseux, la politique nulle, les trottoirs couverts de déjections, les zonards, les tags, les odeurs de gas-oil, le bruit, ça ne me manque nullement… Mais peut-on avoir l'un sans l'autre ?

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